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Elle m'énerve, c'est instinctif. Pourtant, elle est gentille. Mais c'est plus fort que moi. Tous les collègues s'indignent et s'apitoient sur ses déboires avec les élèves, pauvre Nadja. Chaque année des problèmes. Elle ne sait pas se faire respecter et passe donc son temps à demander des sanctions pour untel qui lui a dit ceci, chose qui l'a traitée de cela... Les autres la défendent et se scandalisent "Ces gosses n'ont vraiment aucun respect"... Mais quand je la vois, je ne sais pas... Je les comprend un tout petit peu, il y a quelque chose en elle qui suscite quasi magnétiquement le mépris, sans pour autant savoir à quoi ça tient.
Petite femme fatiguée de quarante-cinq ans, habillée comme si elle en avait dix de plus, avec ces tailleurs-pantalons beiges alourdissant sa silhouette de pré-ménopausée. Les cheveux bruns, coupés sans ordre ni forme, sans doute parce que c'est pratique, à la façon des bonnes soeurs en civil. Un reste de coquetterie la fait parfois jeter un châle de couleur sur une veste molletonnée de mi-saison. Ce genre de femme ne porte jamais de talons, mais de vagues mocassins, qui rendent ses pieds encore plus petits, comme séparés de ses jambes épaisses par des socquettes fantaisie que l'on aperçoit sous l'ourlet toujours trop court de son pantalon.
Elle vous parle d'un ton qui se veut affable, mais où pointe toujours une sorte de tension, de crispation communicative, comme si elle craignait le moindre imprévu comme une catastrophe. Dans ses yeux noirs aux paupières toujours entièrement nues et légèrement cernées, on lit cette angoisse lassée qui vous interroge, comme si elle guettait, plus que votre aide, votre approbation, votre compassion à ses malheurs.
Ce matin, elle était devant moi à la photocopieuse. Machine aux pannes quasi proverbiales, qui canalise un bon nombre de mauvaises humeurs. Néanmoins, je la vois cette fois presser par erreur une mauvaise touche et manquer soudain de perdre pied en voyant sa page sortir en copies réduites. Elle lâche alors une exclamation accompagnée d'un petit rire crispé: "Décidément, elle est complètement folle, cette machine! tu as vu ce qu'elle me sort? Je ne lui ai jamais demandé ça! Complètement folle..." Je commence à lui indiquer diplomatiquement la cause du problème mais elle repart avec ses copies ratées dans les mains, en répétant d'un ton assuré: "Non non, je t'assure, je ne lui ai pas demandé ça, cette machine est folle." J'en profite pour préciser qu'elle est prof de techno.
Quoi qu'il en soit de mes aventures trépidantes en salle des profs, je trouve ce non-événement parfaitement exemplaire de ce qu'elle dégage: elle ne s'est pas franchement énervée, alors que n'importe qui d'autre aurait lâché quelque chose entre le soupir et le juron avant de recommencer son opération. Elle, n'a même pas songé deux secondes que l'erreur pouvait venir d'elle et a déclaré péremptoirement que cette machine, qui ne comprenait rien, était folle, qualificatif particulièrement douteux à l'égard d'un appareil, a plus forte raison dans la bouche d'un professeur de technologie. L'autre chose étant qu'elle a tout de même remballé ses feuilles, bien que ratées, maudissant la machine, mais n'en capitulant pas moins, chanceuse au fond que la photocopieuse ne soit pas douée de parole.
Je crois qu'on a tous croisé la route d'un de ces profs incongrus, sans doute arrivés dans l'enseignement pour bifurquer d'une carrière trop fatiguante ou monotone, et puis parce qu'ils avaient envie "d'être au contact des jeunes", comprenant trop tard - ou même jamais - qu'il ne suffit pas d'aimer les félins pour sortir vivant d'une cage aux tigres. Profs qui ne voudront, ou n'oseront jamais imposer le respect, prétextant que "l'autoritarisme n'est pas une solution", mais conduits en définitive à distribuer après coup plus de sanctions que n'importe quel autre collègue.
A cette lâcheté latente, que les élèves flairent du premier coup, s'ajoute un autre critère, que je constate sans parvenir à lui trouver de raison claire. Celui de la médiocrité (au sens latin du terme) de sa personne: entre deux âges, cultivant sans doute avec un soin étudié un style neutre qu'elle pense en accord avec sa fonction, ni franchement laide, encore moins jolie; on lui devine une vie de famille routinière, vaguement dépressive... Mais pourquoi ce genre de personnes ne se contentent pas de susciter simplement l'indifférence? Pourquoi a-t-on envie de leur faire en quelque sorte payer cette médiocrité? Pourquoi moi-même, qui ne suis plus une adolescente en quête de proies faciles pour manifester mon petit empire, suis-je franchement irritée par sa non-existence? Pourquoi sais-je parfaitement que tous les autres profs, bien que prenant sa défense par solidarité, esprit de corps ou principe, savent au fond que c'est bien toujours sur elle que ça tombe?
Parfois je me dis que c'est un reste d'instinct grégaire, comme ces animaux qui excluent du troupeau les congénères présentant une anomalie ou une faiblesse de patrimoine génétique, ceux qui ne font pas honneur à l'espèce, en somme. C'est peut-être ça, qu'on lui reproche, au fond: de ne pas faire honneur à l'espèce.
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