J'ai beau regarder autour de moi, j'ai de plus en plus de mal à ne pas voir les "autres" comme des espèces de trous noirs, portant et entretenant leur petit néant personnel, accrochés comme à des bouées à ce qui les fait au contraire couler un peu plus vers le fond, chaque jour. Un rien m'irrite et le "tout fout le camp" est en train de passer chez moi de simple rengaine à symphonie pour apocalypse avec triple choeur et double orchestre...

Je n'ai jamais été une écolo acharnée, mais je me surprends à m'accabler du nombre de voitures transportant leur seul chauffeur, il est vrai que l'usage reste au cercueil à une place. Isolés dans leur bulle fumeuse comme de petits scaphandriers sans jambes, l'oeil atone fixé au dessus du volant, certains chantent, certains parlent tous seuls - ah non, pardon, kit-mains-libres... libres ha! ha! Ils ruminent leur petite vie durant le bref intervalle qui les conduit d'un chantier à un autre au coeur du même perpétuel bagne. Je me suis attardée à observer cette jeune femme, au feu: petite voiture neuve, très citadine, à l'image de sa maîtresse dans son impeccable tailleur, elle doit avoir un poste gratifiant dans la nébuleuse merco-managéro-communico-babélique et fait sans doute de gros et sains efforts pour arrêter de fumer, surveiller sa ligne et continuer à faire du stretcho-fitness deux fois par semaine. Elle doit probablement être fière de sa réussite, de son salaire, de son appartement, et de son chat. Elle ne cesse de passer sa main dans son brushing au dégradé savamment balayé, cherchant du bout des doigts le moindre cheveu rebelle, la moindre volonté dissidente qu'elle remet alors dans le rang ou, plus souvent encore, qu'elle abandonne prestement par la fenêtre ouverte avec une espèce de tricotage frénétique de ses longs doigts maigres. Le temps que le feu passe au vert, une minute ou deux, au plus, j'ai eu le temps de célébrer silencieusement le deuil d'une dizaine de cheveux morts et jetés sans qu'elle semble en avoir la moindre conscience.

Plus tard, je vois assis à côté de moi un jeune végétatif, portable rutilant dans la main - ce qui me rappelle le nombre croissant de gens dont le portable semble greffé à la main, comme si l'avoir dans son sac ou dans la poche pouvait risquer de leur faire manquer l'appel de leur vie. A moins que cet objet ne fasse désormais partie des signes extérieurs de richesse, ou, mieux encore, des caractères sexuels que l'on dit secondaires... Ce jeune, donc, régulièrement, peut-être à chaque fois que son cerveau menaçait de penser, faisait rapidement défiler sur l'écran la liste de son répertoire, ou des fonctions dont était pourvue sa machine, avant de laisser mollement retomber son poignet sur son genou ses yeux dans le vide.

De l'active-woman capillonévrotique au jeune homme suppurant d'ennui, j'ai eu en moins d'une heure deux visions d'un même néant, d'une même non-vie, que ni l'un ni l'autre n'échangeraient cependant pour rien au monde...

Parfois, je me prends à espérer que tout cela explose.