S. et ses copains sont allés perturber je ne sais quelle réunion de je ne sais qui, je ne sais où. Ils ont pour projet de mettre un peu de bordel, récolter sans doute deux ou trois gnons et revenir, s'ils ne se sont pas fait gauler entretemps, avec des airs de convaincus d'avoir fait avancer la révolution d'un pas...

Pour l'instant, je savoure en les attendant le cliché d'être ainsi assise dans un café du boulevard Saint-Antoine, à me réchauffer doucement du froid de la rue, les reins appuyés contre mon manteau bouchonné dans le repli de la banquette. Je meuble l'attente de mon croque-monsieur en décrivant cette scène sans intérêt sur une feuille de papier pliée en quatre, jusqu'à ce que je remarque que mon vis-à-vis fait exactement la même chose... La trentaine un peu dégarnie, des petites lunettes d'étudiant, des fringues de même, l'écharpe en étole autour du coup, la légère barbe de trois jours... Bref, le type amateur de chanson française, fréquentateur de cafés philo, qui se damnerait pour un cycle Fassbinder au Champo, capable de parler pendant des heures de Marguerite Duras ou de Belle du Seigneur à des filles qu'il ne baisera jamais (*)... Il tiendrait un joueb que ça ne m'étonnerait qu'à moitié... Nos regards se croisent à plusieurs reprises et cette fausse communion doit susciter chez lui quelques attendrissements aussitôt "couchés sur le papier"

"En face de moi, une jeune fille, longue, brune et pâle. Elle est vêtue de noir avec de longs yeux de biche et m'évoque immanquablement cette autre grande dame brune (oui je me flatte mais là n'est pas la question)... L'air rêveur, elle écrit comme moi sur un bout de papier trouvé à la hâte au fond de la poche de son manteau. De temps à autre, elle lève les yeux, fait semblant de ne pas me voir et scrute la rue d'un air absent. Qui attend-elle? L'homme de sa vie? L'homme du hasard? Ou simplement attend-elle une amie, sa confidente à qui elle a quelque secret à dire..."

En fait, j'attends trois pauvres militants occasionnels d'un groupuscule aussi confidentiel qu'inefficace partis faire un coup foireux dans l'arrière salle d'un bar borgne, et je m'attends surtout à ce que, doués comme ils sont, je sois obligée d'aller les chercher au commissariat... La suite il ne l'écrira sans doute pas:

"Un croque-monsieur gigantesque est arrivé sur sa table. Elle se jette dessus comme une morte de faim, l'engloutit en un temps record, par bouchées énormes qu'elle mastique bruyamment en s'essuyant les lèvres et le menton d'un revers de main. Elle s'arrête un instant pour renifler, reprendre son souffle avaler un verre d'eau en glougloutant avant de finir sa salade à grandes giclures de vinaigrette pour enfin lâcher un gros soupir repu."

Non, Dugland, tu préféreras parler de la lumière de cette journée d'hiver, des passants accompagnés d'enfants tout à la joie de Noël qui s'approche avec des étoiles et des flocons dans leur tête... Je connais et je compatis au fond, j'ai eu ce syndrôme aussi, pendant longtemps jusqu'à ce que je me rende compte en voyant nos reflets à quel point c'était con, parisien et parfaitement insipide d'écrire dans les cafés.