Faut-il que je me réjouisse d'avoir franchi la ligne entre le regret de ne pas avoir le temps de voir les gens et la perte de ce désir? Cela devrait me plaire de me remettre à ermitiser de la sorte, mais au fond, je connais les dangers de ce genre d'état. Je prétends me suffire entièrement et trouver le seul bonheur valable en m'occupant des deux petits alors que j'enferme ma douleur avec nous.

Elle rode dans les coins et se glisse souvent dans mes mains ou mes paroles et quand je la reconnais, elle a déjà fait son travail, dans un mot, un geste qui cherchait à faire mal. Elle me donne le désir mauvais d'être méchante, blessante sous couvert de vouloir secouer les autres de leur torpeur, alors que c'est moi qui m'enlise.

Je deviens comme le centre inerte qui entraine tout ce qui l'entoure dans sa lassitude stagnante. S. lui même se lasse de me secouer. Pour une fois, j'ai les yeux suffisamment ouverts pour le voir. Je me rends petit à petit détestable et, pour me donner le change, je proclame intérieurement que c'est tant mieux. Elle cultive le goût malsain du mépris et de la suffisance, de la froideur et de l'indifférence à tout ce qui dépasse d'un pas les limites de son territoire.

Cet été, maman racontait à S. une blague que je n'ai pas comprise mais qui, de l'avis commun semble-t-il m'illustrait parfaitement. Je n'ai pas saisi ce qu'il y avait de drôle dans cette histoire d'autobus africain portant les mots "Je me démerde tout seul" peints sur la carlingue, ni la chute suivant sa panne dans le désert lorsque le chauffeur répond "Vous savez lire?" aux bédouins venus l'aider... Non, pas vu le drôle, pourtant tout le monde a ri. Mais il paraît que c'était tout moi. Alors je dois être drôle.

Un autobus africain en panne dans le désert, c'est vrai que je ressemble un peu à ça en ce moment. Peut-être que je vais finir par moi aussi trouver ça drôle.

Allelujah.