Juste parce qu'à elle seule elle vaut au moins autant que le bouquin (déjà très bon). Et parce que se taire et laisser les autres parler, c'est bien aussi, parfois. Alors peut-être - sûrement - ceux qui ont lu le livre seront plus facilement atteints par ce texte, enfin je ne sais pas... Quant à moi, j'ai beau l'avoir lu relu deux fois dans la foulée de la première, j'en garde les poils au garde-à-vous et les larmes aux yeux. Et ne me dites pas flemmarde, c'était long à taper!

"Il n'y a pas de plus grand plus grand mystère dans la vie d'un écrivain que celui de la genèse de ses idées; d'où viennent-elles et comment?
Je suppose que l'on pourrait décrire La foire des ténèbres comme une fête foraine qui voyageait depuis mon enfance et finit par me rattrapper aux alentours de la quarantaine.

Tout a commencé quand j'avais quatre ans. A cette époque, il arrivait à ma mère de me traîner au manège pour quelques tours de pure folie. Il suffisait alors que le limonaire se fasse entendre et que les chevaux de bois commencent à monter et à descendre sur leur axe pour que le petit Ray pousse des cris perçants. Des hurlements qui continuaient jusqu'à ce que le forain, excédé, arrête les chevaux et nous laisse fuir.

Peu de temps après, je vis Lon Chaney avec une planche à roulettes sur la tête, dévaler une corde raide, tomber et mourir dans les bras d'une jeune danseuse, Loretta Young. Ce film Laugh, Clown, Laugh m'apprit ce que cachait réellement le masque d'un clown.
Je vis ensuite Le Cirque de Charlie Chaplin, qui ne me donna pas envie de m'enfuir pour rejoindre sa troupe. Cependant, ce film, et la vie étrange qu'il dépeignait attisèrent ma curiosité.
A peu près à la même époque, Lon Chaney joua dans Larme de clown, où il laissait quelques lions envahir une maison pour y dévorer l'amant de sa fiancée.

Ces histoires de manèges et ces quelques films suffirent à mettre ma Foire des ténèbres sur les rails.

J'avais douze ans, nous étions en 1932, quand cet étrange train fut victime d'un cahot majeur. C'était le week-end du Labor Day. M. Electrico venait d'arriver en ville et attendait d'être électrocuté sur sa chaise électrique. Il m'adouba avec son épée de feu, et alors que j'avais les cheveux dressés et que des étincelles jaillissaient de mes sourcils, il cria "Live forever!"
Le lendemain, je revins à la fête foraine pour comprendre juste comment il avait fait. M. Electrico me présenta alors aux autres phénomènes de foire qui se trouvaient en coulisse: entre autres, la Femme Hippopotame, L'Homme Squelette et l'Homme Illustré. Nous nous assîmes sur la plage et il m'écouta lui parler de mon incroyable avenir, de toutes mes grandes idées.
Il attendit que je sois à bout de souffle pour me dire que nous nous étions déjà rencontrés auparavant.
"Non monsieur, c'est la première fois que je vous parle.
- Non, non, dit-il, tu étais mon meilleur ami lors de la retraite de Sedan, en octobre 1918; tu as été blessé et tu es mort dans mes bras, dans la forêt ardennaise, loin de Paris. Et te voilà ici, avec un nouveau visage, un nouveau nom, mais je reconnais cette lumière dans tes yeux; c'est celle d'un ami perdu. Qui vient de revenir et à qui je souhaite la bienvenue."
Je me baladai hors de la fête foraine, abasourdi, et restai non loin des chevaux de bois, occupé à écouter le limonaire asthmatique qui sifflait Beautiful Ohio. Je me mis à pleurer. Je savais que quelque chose d'extraordinaire, ce feu électrique, m'avait frappé et changé à tout jamais.
Moins de huit semaines plus tard, je commençai à écrire. J'écrivis chaque jour après cela, durant les soixante-cinq années qui suivirent.

Un jour, ma femme et moi fûmes invités par Gene Kelly à une projection de son film Invitation à la danse ; la fête foraine qui s'y trouvait mise en scène lança la machine pour de bon.
Après la projection, sur le chemin de la maison, me sentant à nouveau comme l'enfant que j'étais en septembre 1932 près du carrousel, je dis:
"Je donnerais mon bras droit pour écrire un scénario pour Gene Kelly.
- Regardons dans tes dossiers, me conseilla Maggie. Il y a là plein de clowns qui plus ou moins amusants et de cirques qui ne prennent vie qu'une fois passées les trois heures du matin."
Elle avait raison, j'y trouvai une nouvelles "The Black Ferris" [...] A partir de ce texte, j'écrivis un scénario de quatre-vingt pages et ma Foire des ténèbres vit le jour quelque part bien après minuit.
Gene Kelly l'apprécia. Il voulut réaliser le film et le produire, mais échouant à trouver un financement, il finit par me rendre mes droits. Alors que le scénario était au point mort, le roman vint à la vie. je mis cinq ans à remettre ma sombre fête foraine sur les rails et le roman La foire des ténèbres fut publié en 1962. Il fut ensuite transformé en divers scénarios et tourné enfin, par Disney en 1983.

Voilà, je vous ai proposé le récit d'un long voyage entrepris d'un carrousel à l'autre, d'un cirque à une fête foraine. Je vous ai parlé de mon soupçon, partagé par Walt Disney, qu'il y avait quelque chose de pourri au royaume du Danemark, juste derrière les tentes des phénomènes de foire. Disney créa Disneyland - un brillant antidote. Il fabriqua un nouveau monde ; j'écrivis un roman, avec M. Electrico en son centre, qui de bon chrétien mystique était devenu l'impitoyable M. Cooger du Pandemonium de Cooger & Dark, Grand Spectacle d'ombres chinoises.
Si M. Electrico a, un jour lointain, lu ce roman, j'espère qu'il m'a pardonné de l'avoir sorti de son midi éclatant pour plonger son image inversée dans une nuit éternelle.

Encore aujourd'hui, une partie de moi reste juchée sur l'affreux carrousel de mes quatre ans. Il semble qu'elle n'ait jamais trouvé l'issue de secours."

Ray Bradbury
Los Angeles, décembre 1998