Joueb.com
Envie de créer un weblog ? |
ViaBloga
Le nec plus ultra pour créer un site web. |
J'étais à peine entré dans le café, avec ma chienne en laisse, que la femme soûle, du fond de la salle, m'a crié:
"Eh! toi, là-bas!"
Je n'ai pas cru d'abord qu'elle s'adressait à moi. Je me souviens, je me suis même retourné, pour voir celui à qui elle parlait.Mais il n'y avait, derrière mon dos, que la porte vitrée donnant sur la rue, refermée. La femme a insisté, en m'appelant de la main:
"Oui, toi, le grand! Approche, veux-tu?"
En d'autres circonstances, j'aurais peut-être fait la sourde oreille. Je serais peut-être reparti... Mais le café était plein. Je n'osais pas m'enfuir devant tout ce monde, j'avais honte. Et puis, qu'est-ce que je risquais? Les clients, très nombreux, qui entouraient la femme semblaient trouver tout cela normal.
J'ai traversé la salle, je suis allé à elle. Elle m'a demandé, sur un ton presque suppliant:
"Regarde-moi, mon gars. Enlève tes lunettes."
Il faut vous dire que je suis myope, très myope. Chaque fois que j'enlève mes lunettes, ça me fait pendant quelques secondes l'effet d'un éblouissement. Une fois le monde remis en place, la tête de la femme était là, devant moi, toute proche, comme vue à la loupe. Elle était sale et négligée, le cheveux crasseux, les traits tombants, le visage bouffi, gonflé de l'intérieur. Mais ses yeux me scrutaient, semblaient m'interroger avec une expression d'attente anxieuse assez bouleversante. Je lui ai demandé, en souriant bêtement:
"Ca va comme ça?"
Elle m'a congédié d'un geste las et triste:
"Non, ce n'est pas toi. Merci, va-t-en."
J'ai remis mes lunettes et j'allais m'éloigner quand elle m'a rappelé:
"Une seconde! et ton chien? Montre-moi ton chien!"
J'ai pris Diane dans mes bras et je la lui ai montrée. La femme a fait quelques claquements de langue, pour attirer l'attention de la bête. Diane l'a regardée, en soulevant les oreilles, puis s'est retournée vers moi en se tortillant pour que je la repose. La femme soûle m'a dit, d'un ton découragé:
"non, ce 'est pas lui non plus. Allez-vous en."
Je me suis éloigné en direction du bar. Accoudé au zinc, un vieux client me regardait venir. C'était visiblement un habitué de la maison, et il avait suivi, dès le début, toute la scène. Il me considérait avec un demi-sourire, le demi-sourire du monsieur qui veut bien qu'on lui parle. En m'installant près de lui, j'ai demandé tranquillement:
"Elle fait ça avec tout le monde?
- Avec tous ceux qui entrent, m'a-t-il répondu.
- Et pourquoi donc?
- A cause du boire."
Je n'ai pas compris tout de suite:
"Vous voulez dire qu'elle se soûle?"
Il a souri:
"Si ce n'était que ça... Non, je veux dire: le boire amoureux."
Boire amoureux... Je connaissais cette expression, mais que lui la connût, voilà qui m'étonnait! Ses vêtements, corrects mais de qualité médiocre, suggéraient plutôt le petit employé que le professeur de Lettres... Comme je l'examinais, il a ajouté, avec un coup de menton en direction de la femme:
"Tenez. Encore."
Cette fois, la femme avait devant elle un jeune garçon kabyle qui la regardait, comme regardent les Kabyles, d'un oeil faussement distrait, avec un rien de suspicion. Elle le fixait, de son côté, comme elle m'avait fixé, avec la même instistance pathétique. Les gens, autour, souriaient au jeune musulman, pour lui faire comprendre que l'examen qu'il subissait n'avait rien d'offensant pour lui. Derrière moi, le vieux soliloquait:
"Ce n'est pas lui non plus. Il est bien trop jeune!"
Presque aussitôt, la femme, d'un geste, rendait sa liberté au petit Algérien. J me suis retourné:
"Vous comprenez, vous, ce qu'elle fait là?
- Oui, ça vous intéresse,
- Ben... J'aimerais savoir. Si ce n'est pas indiscret...
(A suivre.)